CHAPITRE PREMIER

Cette tribu de Roux bâtissait des igloos pour se protéger des vents extraordinaires qui soufflaient du sud dans cette zone de la banquise de l’océan Indien, à la limite des Concessions de la Fédération Australienne et de l’Africania. Des vents qui dépassaient couramment les deux cents kilomètres heure, avec des rafales à quatre cents, et qui pouvaient emporter un homme sur des distances considérables ou l’écraser contre des congères.

Le glaciologue Lien Rag détestait cette région hallucinante où des blocs de glace hauts comme des locomotives accouraient de l’horizon blême par centaines. On eût dit que la main d’un géant invisible les libérait comme des monstres fous qui frappaient au hasard. Les réseaux qui conduisaient jusque-là étaient le plus souvent obstrués, rendus inutilisables pour des semaines. Mais c’étaient des réseaux vitaux entre la Fédération et la Compagnie Africanienne. Des brise-glaces énormes déblayaient les rails dès que les vents devenaient plus supportables. Sinon aucun convoi n’aurait pu rouler en sécurité. On avait édifié quelques tunnels de glace mais les icebergs qui glissaient sur la surface de la banquise venaient les détruire régulièrement.

Les Roux leur avaient laissé un igloo creusé dans la glace avec juste une calotte qui dépassait à l’air libre. Un sas astucieux permettait de maintenir une température de dix à douze degrés à l’intérieur alors que le thermomètre tombait le plus souvent à moins quatre-vingts au-dehors.

Leouan, la métisse rousse, dormait encore dans son sac de fourrure lorsqu’il se leva pour regarder le panorama à travers son périscope électronique. Le jour se levait à grand-peine dans ces solitudes sinistres et il ne distinguait pas encore le dôme de Jésus-Christ Station que chacun appelait simplement J.-C.S.

Il repéra la file des Roux marchant vers la station. Durant la journée ils gratteraient la glace sur le dôme, s’occuperaient des détritus que les services de nettoiement de la ville placeraient dans l’un des sas d’accès.

Les Roux prélevaient dans ces ordures ce qui pouvait encore se manger, enveloppaient le reste de glace que les vents emportaient, roulaient jusqu’à des distances énormes.

Le dôme de la station apparut enfin, du moins le plus élevé. L’ensemble formait une rosace, vu du ciel. Au centre, la cathédrale de la Banquise abritait le lieu sacré du culte. On disait qu’il y avait une messe toutes les heures, de jour comme de nuit, et que parfois le dôme supérieur flamboyait dans la nuit épaisse de cette zone pourrie.

— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Leouan en sortant en partie de ses fourrures.

Il se retourna, frissonna parce qu’elle était nue et que lui avait déjà endossé sa combinaison isotherme. La métisse paraissait dans son élément. Sa fourrure cuivrée qui recouvrait son torse était merveilleuse et douce. Son animalité comblait, au-delà de tous ses fantasmes, la libido de Lien Rag. Elle dégageait en partie les seins gros, lourds, à la pointe violette, mais s’épaississait vers le pubis.

Abandonnant son poste d’observation il s’approcha de la jeune femme qui lui tournait le dos, noua les bras autour de ses hanches. Elle cambra ses reins, frotta sa croupe contre le ventre dur de l’homme. Elle ramena ses mains en arrière, essaya de lui arracher cette combinaison plastifiée.

— Tu vas la déchirer avec tes ongles, protesta-t-il.

Elle rit et lui échappa, se laissa tomber sur sa couche, la tête dans ses bras couleur de bronze. Il se dénuda en hâte, s’agenouilla entre ses jambes et lui souleva les reins. Il la pénétra lentement, s’esquiva, se rapprocha avec une excessive douceur.

— Viens, gronda-t-elle. D’un coup.

Mais il n’obéissait pas et ce fut elle qui vint à lui, s’empala profondément. Il n’eut qu’à la laisser faire.

Elle savait construire leur plaisir avec un art consommé.

Quand il se releva, ce fut pour découvrir deux filles de la tribu qui avaient passé le sas et les regardaient avec curiosité. Elles n’avaient ni pouffé ni essayé de repartir pour les laisser finir. Elles avaient l’habitude de ce genre de scènes.

Mais la vue du pénis de Lien les fit rire. Il n’avait donc pas un fourreau poilu comme ceux de la tribu ?

Juste un peu de fourrure sur le ventre et encore ? Elles voulaient toucher et il s’écarta pour se rhabiller. Mais Leouan, qui riait avec elles et échangeait des plaisanteries sur son compte, le ceintura dans ses bras puissants.

— Sois gentil, qu’elles contentent leur curiosité.

Elles s’approchèrent et touchèrent sans la moindre gêne, le manipulant dans tous les sens sans ménagements. Cette rudesse le tendit à nouveau et elles parurent ravies, demandèrent quelque chose à Leouan.

Il comprenait mal le dialecte de cette tribu depuis trop longtemps isolée sur la banquise.

— Elles demandent si tu veux les baiser. Elles aimeraient bien le faire avec toi. Kivou a treize ans et sa sœur Kinou douze. C’est des toutes jeunes, tu vois. Mais elles ont au moins une demi-douzaine d’enfants à elles deux.

— Il n’en est pas question, dit-il.

— Elles ne comprendront pas pourquoi tu en as envie dans ce cas et pourquoi tu les méprises.

— Dis-leur que dans ma tribu on n’a qu’une seule femme.

— Menteur, fit-elle rieuse.

Mais les deux sœurs parurent choquées par ces mœurs barbares et regardèrent Lien avec commisération. Elles finirent par sortir en laissant le morceau d’otarie qu’elles apportaient.

— Moi je vais profiter de l’aubaine, dit Leouan en l’attirant sur elle.

Plus tard, elle prépara du thé tandis qu’il surveillait la station. Les Roux grattaient les dômes en s’accrochant à des câbles.

— Ils doivent voir le professeur ce matin, dit-il. Si tout va bien, d’ici trois jours nous pourrons repartir avec lui. Harl Mern sera heureux de retrouver la liberté et de poursuivre ses recherches sur l’origine du Peuple du Froid. À Kaménépolis, le professeur Ikar l’attend avec impatience.

— Tu sais que c’est un piège et tu persistes. Je t’ai accompagné dans cette folle aventure en espérant te faire changer d’avis mais tu iras donc jusqu’au bout ?

— Ils me défient, non ? Je vais leur enlever le professeur à leur barbe.

Jésus-Christ Station était la capitale de la minuscule Compagnie de la Sainte-Croix. Sur une concession de cent kilomètres carrés, les Néo-Catholiques avaient installé un train-monastère et comptaient, à partir de là, expédier des missionnaires dans toutes les directions mais spécialement sur les différentes banquises australes. Un vicaire apostolique s’occupait spécialement du recrutement et de la formation des futurs catéchumènes.

— Il nous faudra rejoindre le convoi avec un vieil homme qui ne sait pas marcher dans la glace.

— Nous le porterons au besoin.

— Pas sur deux kilomètres.

Leur convoi était dissimulé dans un amas de congères plus à l’est, sur une voie de garage. Effectivement, il leur faudrait marcher jusque-là.

— Nous le placerons sur une fourrure de phoque et nous le tirerons, dit Lien Rag. Les Roux utilisent souvent ce procédé pour transporter ceux des leurs qui sont affaiblis.

— Le plus souvent ils les abandonnent sur la banquise, sauf les femmes sur le point d’accoucher.

Elle le remplaça au périscope tandis qu’il prenait son thé.

— Comment faire sortir le professeur de là-bas ?

— Je compte utiliser une vieille ruse qui m’a si souvent servi.

Leouan hocha la tête :

— Ton déguisement d’Homme Roux ? Tu te feras repérer. Ceux d’ici sont de petite taille et très massifs. La graisse d’otarie les enrobe largement.

— Ils ne m’attendront pas de ce côté.

— Qu’en sais-tu ? Tu deviens de plus en plus dangereux, non seulement pour les Néos mais aussi pour Lady Diana, des tas de gens et même le Kid ton ami.

Lien avait eu cette impression, que le P.D.G. de la Compagnie de la Banquise voulait se débarrasser de lui.

— Le professeur est sévèrement surveillé quand il donne ses instructions aux Roux. Tu ne vas pas l’entraîner hors du sas et te mettre à courir en le tirant par la main ?

— Il nous faudra synchroniser nos mouvements. Pendant que j’irai là-bas, toi tu conduiras le train à proximité. Il ne sera pas facilement détecté. Il passe pas mal de convois sur ce réseau jour et nuit quand les vents sont favorables. J.-C. Station est située à un croisement de lignes, perçoit un péage. Ses principales ressources viennent des passages de convois et le tien n’attirera pas spécialement l’attention.

Elle abandonna le périscope et alla enfiler une combinaison spéciale qui pouvait la garantir également d’une trop grosse température. Au-delà de quinze degrés, du fait de son origine rousse, elle se sentait mal à l’aise, pouvait s’évanouir. Mais elle résistait mieux qu’un Roux d’origine pure qui mourrait au bout d’une exposition d’une heure à vingt degrés.

Lien Rag écouta la météo d’une station proche. Aucune perturbation n’était annoncée pour les vingt-quatre heures à venir.

— Il est possible que le jour choisi, les vents se déchaînent. Il nous faudra remettre l’opération.

— Pourquoi est-il prisonnier des Néos, tu le sais exactement ?

— Non. Je me doute qu’il a échafaudé une nouvelle théorie sur l’origine de ton peuple. Il s’est déjà trompé une fois, intoxiqué par les Néos. Je suppose que désormais il se méfie des preuves trop faciles à se procurer. Mais il doit approcher la vérité puisque les Néos l’empêchent de s’exprimer librement.

Tout autour de leur igloo, la tribu commençait une journée comme les autres. Les plus agiles, hommes et femmes, grattaient la glace de la station, les plus vieux et les plus jeunes profitaient de l’absence de vent pour aller et venir, traquant les goélands qui venaient se poser sur les immondices gelés, là-bas au-delà du cercle des igloos. Les vieux visaient juste avec des boules de glace, assommaient souvent un oiseau, ce qui ne décourageait pas les autres volatiles. Lien Rag resta insensible quand il vit le gosse de trois ans arracher les plumes et mordre dans la chair chaude avant qu’elle ne se congèle.

Leouan sortit se mêler aux gens, échangea des paroles et des signes avec les jeunes. Les deux sœurs de tout à l’heure, les deux curieuses, restaient dans le campement pour s’occuper des bébés. Les Roux construisaient rarement des habitations de ce genre, seulement des alvéoles pour la nuit, pour se protéger des animaux féroces. Les rats, les goélands d’une variété sanguinaire, géante, et les loups. Il y en avait des bandes sur la banquise à cause des trous à phoques.

Là-bas, dans le dôme de la cathédrale, brillaient des lumières. On devait célébrer un grand office. Il imaginait l’étonnement des Roux perchés sur le verre armé en voyant les prêtres officier. Les Roux adoraient des animaux mythiques, des dieux assez vagues.

Mais depuis la naissance de Jdrien, son propre fils qu’il avait eu d’une Rousse, les Hommes du Froid le considéraient pour la plupart comme leur nouveau dieu, un messie envoyé pour réconcilier ceux du Froid et ceux du Chaud. Depuis des années, Lien Rag essayait de prouver que son fils n’avait aucune origine divine et ses recherches l’avaient conduit à des découvertes troublantes sur sa propre origine à lui, Lien Rag.

Tous les Roux savaient mystérieusement qu’il était le père de leur nouveau petit dieu et tous le respectaient. Même ceux de cette tribu très arriérée.

Il abandonna son observation pour sortir de son sac son déguisement de Roux. Il l’avait utilisé pour traverser en train les deux tiers de la planète alors que bon nombre de personnes le recherchaient.

C’était une imitation parfaite de fourrure de Roux et il était impossible de détecter la supercherie, à moins de la toucher. Mais qui aurait touché un Roux ? Certainement pas un Homme du Chaud, même pas un policier. Ceux de son peuple détestaient ceux qui pouvaient vivre par moins cent degrés extérieurs, les considéraient comme des animaux puants. L’Église néo, après de nombreuses hésitations, avait fini par décréter que les Roux n’avaient pas d’âme et constituaient en quelque sorte le châtiment matérialisé des humains coupables de péchés antérieurs.

Il enfila la fourrure, plaça la tête de façon à pouvoir regarder à l’extérieur et respirer. Il s’agissait en fait d’une combinaison isotherme sur laquelle on avait collé des poils véritables.

Lorsqu’il sortit, les enfants s’attroupèrent autour de lui et se mirent à rire. Il esquissa un pas de danse mais le regard de Leouan le refroidit.

— Tu es stupide, dit-elle. Les vieux sont horrifiés. Ils croient que tu as tué l’un des leurs pour prendre sa peau. Tu n’aurais pas dû.

— Il faut qu’ils s’habituent à moi. J’ai besoin d’entraînement pour avoir un comportement authentique.

Elle alla vers chaque vieux pour leur expliquer, tandis qu’il faisait le tour des igloos creusés dans la banquise avec juste des meurtrières étroites orientées au nord.

Il finit par rentrer chez lui et se changea. Il transpirait et le système d’évacuation de l’eau n’était pas très au point. Il entreprit de le réviser, sinon il ne supporterait pas ce déguisement plus d’une heure. Leouan le rejoignit et lui parla de la tribu qui s’était installée là pour travailler sur les dômes de la station.

— Autrefois ils chassaient le phoque dans le sud, se déguisaient eux aussi comme cet animal pour l’approcher. Pour le tuer, ils devaient utiliser un épieu en glace qu’ils enfonçaient dans l’œil de l’animal. Pour cela ils devaient se mettre à l’eau et chevaucher la bête. Les accidents étaient fréquents et ils préfèrent gratter la glace sur les dômes, mais ils ne comprennent pas les gens du Chaud. Aucune de leurs activités ne leur paraît logique.

— Ils n’ont pas tort, dit Lien. Notre comportement dans ces villes protégées du froid est devenu complètement aberrant et relève de la psychiatrie la plupart du temps. Nous n’avons jamais réellement essayé de vivre avec ce froid, en étudiant les Roux par exemple. Nous nous confinons, nous rapetissons à chaque génération, nous perdons de nos facultés intellectuelles. Il y a de moins en moins de créateurs, artistiques ou scientifiques. Et les aberrations sont aussi chez ceux qui s’opposent à ce système de vie.

— Les Rénovateurs du Soleil par exemple ?

— Oui. Soit ils deviennent des adeptes de la magie noire qui ressuscitera le Soleil, soit ils versent dans le scientifisme le plus dangereux, prêts à sacrifier des millions d’individus pour que brille le Soleil.

Elle alluma un cigare euphorisant et s’assit sur la banquette creusée dans la glace, recouverte d’une fourrure de bébé phoque.

— Lien, tu ne parles jamais de ton deuxième fils, Liensun, qui vivrait dans le nord.

Surpris par cette question alors qu’il s’emballait sur un sujet différent, il cessa de parler, alla au périscope.

— Je t’ennuie ?

— C’est une légende, comme la divinité de Jdrien. Lui est mon véritable fils. Mais ce n’est pas un dieu, juste un enfant surdoué, télépathe, télédynamique, tout ce que tu voudras, mais ses dons peuvent s’expliquer. J’avais une ancêtre qui les possédait déjà.

— Et l’autre ? Liensun ?

— Il faut toujours que l’on oppose le noir et le blanc, le chaud et le froid, le bien et le mal. Tes compatriotes s’amusent bien à créer des légendes, des histoires. Jdrien ne leur suffisait plus. Il leur fallait son contraire, son antithèse, et à partir d’une vague histoire stupide ils ont imaginé ce gosse qui d’après eux doit s’opposer à mon fils.

— Mais si c’était vrai ?

— Ils n’ont aucune raison de s’affronter.

— Jdrien deviendra un jour, malgré tes efforts, une sorte de guide spirituel des Roux.

— J’aurai failli à ma mission dans ce cas. Aucun homme n’est providentiel. Ce sont les hommes tous ensemble qui le sont. Et chez vous, les Roux, il n’y a jamais eu de chef ni de guide spirituel.

— Jdrien passionne les Roux, et son demi-frère réel ou supposé cristallisera encore ce sentiment. Désormais du sud au nord il n’y a pas un Roux qui doute de la déité de Jdrien.

 

Les Éboueurs de la Vie Éternelle
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